La bulle de Neko

Alcatraz

Dring dring ! Je décroche l’interphone, c’est ma fille.

T’es prêt ?

Oui, oui je descends.

 

Ce samedi matin de juillet 2021, nous allons faire un peu de shopping dans un centre commercial où je dépense rarement mes deniers durement gagnés.

 

J’installe confortablement mon charnu sur le siège passager. C’est parti.

 

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Il y a 20 minutes de trajet, alors pour passer le temps, je m’en vais te faire un peu la conversation.

Oui bon, tu ne peux pas me rétorquer. Au fond, ton opinion m’importe si peu.

Donc disons que, je m'en va te faire un monologue.

 

J’ai pris en horreur les centres commerciaux. C’est un des endroits que je déteste le plus. La foule du week-end, les gosses mal éduqués, le tapage de couleurs, la musique, les publicités, les profilages de produits inutiles, le gigantisme des rayons, le décor mercantile, la lumière crue, l’absence d’odeurs aux rayons fruits et légumes, la puanteur du rayon boucherie, les vendeurs inexistants, les caissières et leur laconique « bonjour », leurs paupières baissées, leurs lèvres sans sourire.

 

Les caissières… pour combien de temps encore ? Moins il y en a, plus c’est toi qui fait le taf.

 

Tu scannes tes produits sous l’œil vigilant d’un employé qui, celui-là, est souvent plus aimable que les caissières-tronc. Il est rapide, tout sourire. Sans avoir l’air de trop surveiller, il a l’œil partout, affairé, il va d’un client à l’autre, la carte magique à la main pour débloquer ta machine en 4 sec.

Il s’agit de faire en sorte que le client-caissier ne squatte pas les machines trop longtemps. Donc la réactivité est le premier souci de ces employés-là.

 

L’étape suivante est de scanner tes produits pendant que tu fais tes courses. Arrivé à la caisse, tu te dois d’avoir bien fait le job parce qu’attention aux contrôles aléatoires et la sanction si tu te fais pécho la main dans ton panier de ménagère.

 

Moins il y a de services humains, plus ils appellent cela le progrès.

Alors que le service est, ce qui est le plus recherché dans la classe ultra bourgeoise et milliardaire.

Leur quotidien est bardé de gens qui leur font ce qu’ils n’aiment pas faire, ce qui leur faire perdre du temps ou de l’argent.

Bien sûr, il utilise les nouvelles technologies, mais quand il s’agit de leur petite personne, ils veulent de l’humain et du service de qualité.

 

Pour la classe laborieuse. Plus le temps passe, plus le service client est une denrée exceptionnelle.

Il est même ravi, quand après avoir saboté les services médicaux et hospitaliers, tu lui proposes désormais de consulter son médecin de campagne, par écran interposé.

Tu lui dis que c’est pratique et normal, alors il trouve ça pratique et normal.

 

Le gueux des campagnes est heureux. C’est magnifique.

 

En tant que gueux des villes, il y a quelques mois, j’ai testé avec bonheur et pour la première fois de ma vie, une demande médicale d’urgence, aucun médecin urgentiste ou de garde ne s’est déplacé. Diagnostic par téléphone. Réponse : pas de médecin dans mon secteur, rappeler plus tard.

Merci au revoir, je retourne à mon incapacité à me mouvoir et à ma douleur.

Je suis encore vivant. Quelques uns n’ont pas eu cette chance.

 

Depuis, je demande rendez-vous à mon médecin en urgent, qu’il me donnera dans 1 mois. Je vais bien mais je m’astreindrai donc de tomber malade pile la veille du rendez-vous.

Il faut d’ailleurs que je prenne rendez-vous chez un trucologue quelconque, je me prédis un besoin médical dans 3 mois.

C’est pas compliqué, il faut prévoir de tomber malade.

Voilà.

 

Je paierais pour voir la tête d’un milliardaire souffrant, réclamer un médecin et qu’on lui apporte avec empressement et déférence son ordinateur pour une consultation. A raison, il trouverait cela scandaleux et indigne de lui. Il demanderait illico qu’on fasse venir un médecin en chair et en stéthoscope.

 

Nous, on adore la médiocrité.

 

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Plus que 10 minutes, on arrive bientôt.

 

Bon. Si je te saoule avec mes jérémiades, va directement à la dernière page. Je continue.

 

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Les centre commerciaux, j’y mets rarement mes fausses Converses. Il me faut une solide raison pour supporter la promiscuité dépensière de mes congénères.

 

C’est petit à petit que le désamour c’est opéré. Comme tous les français, j’ai adoré les centres commerciaux. Quel bonheur d’avoir tout ce que tu veux dans ces milliers de kilomètres carré.

C’est un peu comme la caverne d’Ali Baba. Tu rentres là-dedans, tu es émerveillé par la profusion de boutiques en tout genre et par l’hypermarché où tu viens acheter ta confiote de fraises favorite.

 

Est-ce bien raisonnable d’avoir le choix entre 10 pots de confiture de fraises ?

Tu ne te poses pas la question. Tu fais la fine gueule. Tu regardes les étiquettes. Mmmm… celle-là est jolie, verte écolo, deux énormes fraises pour pallier l’absence de fraises dans le bocal. Le prix a été négocié pour toi au ras des pâquerettes de la marge bénéficiaire du cultivateur qui peut aller crever s’il en a envie.

 

Pour le rayon lait, tu as le choix. Frais, pasteurisé, entier, demi-écrémé, écrémé, au chocolat, en poudre, en concentré, maternisé...

 

La vache, elle, t’offre qu’un seul type de lait, celui qui devait revenir aux veaux qu’elle n’allaitera jamais et qui se retrouve dans ton assiette en blanquette.

Non, ne te sens pas coupable. Moi aussi j’aime le veau.

Et le fermier aussi peut aller se faire pendre s’il a trop de dettes.

 

Ma caverne d’Ali Baba est devenue la caverne d’Ali Express… avec autrement le même manque d’inhumanité. Mais c’est autre sujet.

 

C’est ainsi que nous participons activement, et sans état d’âme particulier, à la déshumanisation de notre pouvoir d’acheter.

 

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Le pire est à venir.

 

Depuis les années 60, nous avons été incités à consommer, sans se poser les bonnes questions, toujours plus, toujours mal. Faisant la sourde oreille aux lanceurs d’alertes déjà.

 

Pour les années qui viennent, c’est le rétropédalage occidental. L’hypocrisie politico-écolo à son hystérie. Sous prétexte de sauver la planète, ils vont limiter tes voyages, calculer tes carbones, réduire tes dépenses sociales, médicales, fermer tes industries, numériser toutes tes administrations et services, limiter ta propriété, ton chauffage, ta climatisation, l’arrosage de ton jardin, ta voiture, etc.

 

Pendant que ton ultra-bourge vie dans son 600 m² bien chauffé, qu’il consomme avec allégresse ses carbones dans le réservoir de sa voiture de luxe, qu’il pique une tête tous les matins dans sa piscine olympique et qu’il fait 1 fois par semaine Paris-Nice en Jet ; toi, tu cours chercher ton passe-carbone pour le mettre dans ton portefeuille, à côté de ton passe-vaccinal.

 

Brave petite. Brave petit.

 

Dans un autre univers parallèle, les pays en développement se désolidarisent de l’occident, se développent et s’industrialisent à toute vitesse. D’ailleurs, tes milliardaires qui participent activement au démantèlement de ton bien-être et de ta sécurité, ne s’y trompent pas, ils investissent massivement dans ces pays-là.

 

On ne peut pas être plus cocu et naïf que l’occidental de base qui ne se soucie pas de...

 

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« Eh ! arrêtes ! Regardes ! »

 

Il y a une poule en plein milieu de la nationale. Elle va se faire écraser la pauvre.

Nous nous garons et nous approchons d’elle pour lui éviter une fin horrible.

 

Bien évidemment, elle n’est pas d’accord. Elle court dans tous les sens. Mais nous arrivons à la sortir de la circulation.

 

« Va chercher la couverture dans la voiture » dis-je sans perdre le gallinacé des yeux.

 

J’ai un peu conscience de faire un spectacle comique, la couverture à la main, courant après cette poule qui se demande ce qu’on lui veut. Un monsieur arrive, comprend la scène et à trois nous réussissons à la coincer dans un angle.

 

Je lance la couverture. Prise.

 

Et puis… Mince, qu’est ce qu’on va faire de cette animal ? Je me renseigne auprès de l’homme et lui demande s’il ne connaît pas une maison ou une ferme à proximité d’où elle pourrait s’être échappée.

 

Non ?

 

Bon.

 

On la ramène dans la voiture. Je réfléchis et je dis « on va faire le tour du quartier et se renseigner pour savoir si quelqu’un pourrait nous donner un tuyau sur son propriétaire ».

 

On tourne, on se renseigne, on tourne encore, on se renseigne encore.

 

J’ai une bouteille d’eau dans la voiture, je remplis le bouchon et je lui présente. Elle boit.

Et elle pond un œuf !

On rigole. C’est trop fort. Sans doute le stress.

 

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Alors, nous décidons de la ramener. Le plan c’est de la mettre en sécurité. Appeler une ferme ou une autorité quelconque pour s’en occuper.

Et si on mettait une annonce sur LBC ? Genre "trouvé poule rousse sur nationale..."

 

Je consulte internet pour savoir dans quelles conditions minimum une poule peut survivre dans un appartement. Donc on achète de la nourriture et du gravier.

Nous rentrons avec la poule sous la couverture. Elle ne bouge pas, ne dit rien. Elle est calme.

 

Je consulte mon pote Gougueule et je cherche une photo de ce genre de poule pour en savoir plus. Je trouve. C’est une poule de Padoue.

 

Elle est d’une beauté…

Une houpette arrondie sur le crâne qui lui tombe en frange sur les yeux lui confère un petit air baronne. Un petit col duveteux autour du cou et un plumage roux dessiné façon écailles avec un liseré plus claire justifient pleinement son statut de poule d’ornement.

 

Entre temps, ma fille qui s’est rappelée qu’une de ses amies possède un poulailler, lui téléphone.

« Mais bien sûr que je la prends ! seulement…. je suis en vacances et je reviens dans 3 semaines ».

 

Nom de nom ! 3 semaines !

 

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Je la mets d’abord dans la cuisine, puis dans la salle de bain. Eau, gravier, nourriture.

Elle picore sans aucune gêne. Boit. Observe nos allées et venues en penchant la tête. Tranquille.

Ne cherche pas à sortir de la pièce. Je pense à l'option véto mais je préfère la discrétion pour l'instant.

 

Elle a été baptisée. On a hésité entre Alcatraz et Rescapée.

On a opté pour Alcatraz, Alca pour les intimes.*

 

Mes 3 chats médusés par cette insolite présence, passent et repassent dans le couloir, le ventre au ras du sol, comme les félins le font lorsqu’ils chassent où lorsqu’ils ont peur. Ils sont très intrigués.

 

Une des trois tente une approche. Trop proche. La poule pousse un cri sonore en battant furieusement des ailes. Le chat affolé détale. Aucun ne reviendra lui chercher des noises à la poule. Ils continueront à l’observer à distance respectueuse.

 

Je vaque à mes occupations en surveillant la rouquine. Mais elle a l’air très cool.

Je vais et viens dans la salle de bain. Cela n’a pas l’air de la déranger du tout. Elle regarde avec ce petit air penché et saccadé caractéristique des poules. Je tente un petit câlin qu’elle accepte.

 

La journée tire à sa fin. Passant devant la salle de bain, je la trouve perchée sur le rebord de la baignoire. Je m’approche, elle ne bouge pas. Je la prends doucement et je la dépose pour qu’elle ne tombe pas.

 

Plus tard dans la soirée, je la retrouve dans la même position. Perchée. Endormie.

 

Ah. Bon.

 

En bon fermier de pacotille, je ne savais pas que les poules pouvaient dormir ainsi.

Donc je lui fous la paix quand le lendemain soir venu, elle se perche à nouveau.

 

Le lendemain dimanche, je m’enquiers de sa bonne forme. Ça a l’air d’aller. Elle mange, boit, chie.

Elle chie beaucoup. Elle chie odorant. Elle chie. Elle chie. Et re-chie.

 

C’est fou, ce que ça peut produire comme quantité de fientes ces bêtes-là.

 

Elle se laisse caresser sur son espèce de casque à plume qui lui tombe sur les yeux.

Comme fait-elle pour voir quelque chose ?

Je soulève un peu sa frange pour mieux voir ses yeux. Il y en a un qui a du pus on dirait.

 

Je vais chercher une gaze et une pipette d’eau phy. Je me lave soigneusement les mains. Je lui nettoie les yeux. Elle se laisse faire sans aucun stress. Elle est adorable.

 

Et puis c’est lundi. Je vais au travail, je ferme la porte de la salle de bain pour sa tranquillité.

 

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Les jours et les trois semaines passent.

C’est l’heure de partir ma belle, en voiture vers le poulailler !

 

J’agite mon mouchoir, comme si elle pouvait me voir dans le rétroviseur.

 

C’est attachant une poule. C’est idiot, j’ai l’œil humide.

Tiens... l’autre aussi.

Des poussières sûrement.

 

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Durant des jours

Dans la salle de bain

L’odeur des fientes d'Alcatraz est restée

Tenace.

 

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J’aimerais vous dire que Alca a eu une vie heureuse et qu’elle est morte de vieillesse dans ce poulailler. Malheureusement quelques mois plus tard, elle a servi de repas à un carnassier.

 

C’était une belle poule bien en chair, il a dû se régaler.

 

 

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Neko, août 2023

 

* Voir photos d'Alcatraz dans l'album

 

 

 

 

 

Note : Si vous aimez les histoires de mer, de poule et de défi humain, je vous conseille vivement les livres de Guirec et Monique (Flammarion).



25/08/2023

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