La bulle de Neko

La voltigeuse

 

« Poussez-vous ! Place ! C’est à nous !

 

Quelqu’un me bouscule sans ménagement, je me retourne pour fustiger le mal élevé quand je vois avec terreur, passer devant moi un éléphant, un deuxième, un troisième, tous harnachés d’or, de franges et de strass. Majestueusement, ils disparaissent derrière un immense rideau pourpre.

 

'Mon dieu, où suis-je donc ?'

 

 

« MESDAMES ET MESSIEURS, AUJOURD’HUI, SOUS LE GRAND CHAPITEAU BARRINI, VENUS DES PLUS LOINTAINES CONTRÉES, SERRENA ET SES PACHYDERMES VOUS PRÉSENTENT LEUR PRESTIGIEUX NUMÉRO DE DRESSAGE ! »

 

 

Et tout à coup, un grondement orageux éclate de l’autre côté du rideau, puis s’apaise, remplacé aussitôt par une musique bruyante.

 

Je suis effarée.

La situation me semble familière et nouvelle à la fois. Ce n’est pourtant pas la première fois que je vais au cirque mais quelque chose me dérange, puis je finis par comprendre que je ne suis pas du bon côté du rideau.

 

Perdue dans les coulisses, je m’attends à tout moment à être houspillée par quelqu’un étonné et choqué de me voir plantée là.

 

Non. Personne ne semble me voir. Et pourtant, il y en a du monde ! Tous s’affairent, gesticulent, s’interpellent, me rasent, me contournent dans une apparence de désordre.

 

Derrière moi, le rideau se lève. Eblouie par la soudaine clarté, tout recommence à l’envers : musique, applaudissements et passage des éléphants. Brusquement, des clowns passent en trombe sous mon nez, aspirés par la lumière. Applaudissements, rires et cris saluent leur entrée.

 

« Alors qu’est-ce que tu fais ? Tu oublies que c’est bientôt à toi"

Cela fut dit accompagné d’une bonne tape dans le dos.

« A moi ? » dis-je en tournant la tête. Mais déjà celui qui m’avait interpellé n’était plus là.

 

Un homme collanté, pailleté, maquillé passe :

« Eh, Monsieur, dites-moi par où est la sortie s’il vous plaît ? »

« La sortie ? Tu n’te sens pas bien ? »

« Si mais… » répondis-je étonnée par son ton familier.

« Alors va te changer, dépêche-toi ! » puis regardant derrière moi : « En piste ! dans 5 mn c’est à vous ! »

 

Happée, entraînée, je me retrouve dans les loges. Des couleurs agressives, des éclats de lumière, des odeurs humaines et animales, des voix excitées assaillent mes sens. Certains s’habillent, se maquillent, babillent ; d’autres miment, répètent, s’engueulent et tout cela dans une joyeuse pagaille.

 

Tout à coup, je ne vois plus rien. Je porte la main à mon visage et retire la chose que je n’ai pas rattrapée à temps.

 

C’est un costume étincelant, piquant, rugueux.

Je commence à avoir mal à la tête.

Je veux partir. Il faut que je leur dise qu’il me prenne pour quelqu’un d’autre.

J’essaye mais personne ne m’écoute, tout à l’excitation du moment.

 

« Tu n’as pas l’air dans ton assiette ce soir. Je vais t’aider. Vas-y passe les jambes, voilà, les bras maintenant. Tourne-toi que je ferme ta fermeture ».

Abasourdie, je me laisse faire.

Ils s’apercevront bien que je ne suis pas une des leurs.

 

A nouveau, c’est le tourbillon. Je me retrouve nez à nez avec du velours rouge.

Musique, applaudissements, les clowns sont éjectés de la clarté.

 

 

« MESDAMES ET MESSIEURS, APRÈS UNE LONGUE TOURNÉE EN AMÉRIQUE, UNE DES PLUS CÉLÈBRE FAMILLE DE VOLTIGEURS AU MONDE, VONT VOUS ÉBLOUIR PAR LEUR ADRESSE ET LEUR AGILITÉ. POUR VOUS CE SOIR : VOICI LES MARIANO ! »

 

 

On me pousse. Non, je ne veux pas y aller.

 

Aveuglée, je me retrouve sur la piste. J’attends que mes yeux s’adaptent, puis observe les autres à la dérobée. Je fais comme eux, je salue gauchement.

Contrairement à tout à l’heure, ils sont calmes, sereins, souriants, très concentrés.

 

Mon dieu, qu’est-ce que je fais là ? Jamais je ne pourrais faire illusion. Ils vont me huer, m’éjecter.

Je fais comme les autres, j’avance vers une corde pendue. J’y enroule ma jambe et à la force de mes bras, je me hisse vers… vers quoi ?

 

Je lève la tête et frissonne de peur.

Je monte.

La musique rythme notre ascension au bout de laquelle nous attends une longue barre fixe.

 

'Ne regarde pas en bas' me dis-je.

 

Soudain l’orchestre s’arrête.

 

Les voltigeurs commencent alors leur ballet infernal : ils plongent, planent, virevoltent, se croisent, s’entrecroisent, se rattrapent.

Parfois on entend : hooooo… ! haaaaaa… !

Chaque saut, chaque vol est ponctué par un coup de symbale, un roulement de tambour.

 

Soudain

Grand silence.

 

 

« MESDAMES ET MESSIEURS, AUJOURD’HUI, SOUS VOS YEUX, UNE NOUVELLE ARTISTE VA VOUS PRESENTER UN  NUMERO EX-CEP-TION-NEL, A VOUS COUPER LE SOUFFLE, UN TRIPLE SAUT PERILLEUX, LES YEUX BANDES ! »

 

 

Tonnerre d’applaudissements.

 

Je ne vois plus rien. Je sens une barre dans mes mains. Quelqu’un me tient par la taille.

Le tambour commence à rouler de plus en plus fort, de plus en plus vite.

L’inévitable va aboutir dans l’horreur et l’humiliation.

Tant pis pour eux, tant pis pour moi.

 

Je me lance dans le vide, accompagnée par des cris étouffés et des visages avides.

Saut de l’ange.

Je plane.

C’est merveilleux.

 

Je me rapproche de mon tragique destin…

 

AÏE !

 

 

Je me relève empêtrée dans mes draps.

7 heures et demi.

Zut ! j’vais encore être en retard au boulot.

 

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Neko, 1998

 



02/01/2021

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